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DU XIIIe SIÈCLE À1550
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Composition et remise du Târikh-e Jahângoshâ (Histoire de la conquête
du monde) à son commanditaire, page de L’Histoire de la conquête
du monde de Djoveyni, Bagdad, 1290. Paris, Bibliothèque nationale
de France.
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Au cours de la première moitié du XIIIe siècle, des hordes de guerriers mongols déferlent sur le plateau iranien, détruisant tout sur leur passage. Le califat abbasside chute en 1258. En 1256, Houlagou (1253-1265), petit-fils de Gengis Khan fonde la dynastie des Ilkhanides (1256–1335). Elle règne sur toute la Perse et au-delà. Les nouveaux souverains adoptent les codes raffinés de la cour persane et commandent des Corans et d'autres manuscrits. La Perse est par ailleurs en contact avec de nouvelles sources culturelles, notamment asiatiques. Une influence artistique chinoise, déjà présente, se fait de plus en plus sentir : nuages en spirale, arbres noueux, rochers parés de multiples couleurs, cerisiers fleuris...
La peinture ci-contre représente probablement la composition et la remise de L’Histoire de la conquête du monde à son commanditaire mongol (Houlagou ou son successeur Abâqâ). Elle est influencée par l’art chinois : nuages en forme de « champignons d’immortalité » (symbole de longévité), faucon (le guerrier, le prédateur, la puissance du souverain), grue (symbole de l’immortalité), costumes des personnages...
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Peintres et calligraphes au travail, page de l'Akhlâq-e nâsiri
(un traité de morale) de Nasir al-Din Tusi, miniature indienne,
vers 1590-1595. Collection du prince Sadruddin Aga Khan.
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C’est sous les Mongols que se développent des « ateliers bibliothèques » (ketâbkhâneh). Ils reprennent une tradition née sous les Abbassides. Le roi a auprès de lui un bibliothécaire (ketâbdâr), qui a la charge d’administrer un atelier-bibliothèque (ketâbkhâneh) et de faire réaliser par des artistes — calligraphes (qui ont souvent la prééminence), dessinateurs, peintres, relieurs..., — des copies de grands textes, en particulier le Livre des rois de Ferdowsi et le Khamseh du poète Nezâmi (1141-1209). Des ateliers verront le jour à Mashhad, Ispahan, Samarcande, Boukhara..., chacun avec son style propre, même si les échanges entre ateliers sont nombreux.
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Mahomet, Abu Bakr et un troupeau de chèvres, page de l’Histoire
universelle (Jami al-tawarikh) de Rashid al-Din, Tabriz, 1314-1315.
Édimbourg, Edinburgh University Library.
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Jusqu’en 1300, Bagdad serait resté le principal centre de production du livre. D'autres ateliers s'installent à Marâgheh (Iran, résidence d'été mongole), au cours de la deuxième moitié du XIIIe siècle (l'atelier déménagera à Tabriz à la fin du XIIIe siècle) et à Chiraz (province du Fars). Selon les spécialistes, les manuscrits illustrés à Chiraz au début du XIVe siècle ne sont pas de très grande qualité. Les miniatures sont stéréotypées, le peintre ne se différenciant d'un autre peintre que par la finesse des détails.
Sur la peinture ci-contre tiré de l'Histoire Universelle, livre d’histoire (officielle) du monde connu dirigé par le vizir Rachid al-Din (1247-1318), se mêlent des influences chinoise (tracé noir bien net, arbre au tronc noueux) et byzantine (drapé des vêtements). Dans l'atelier de Tabriz travaillaient probablement des artistes de cultures diverses.
L’œil du spécialiste : Dans les premières illustrations des textes persans […] l’image diffère en tout du monde de la miniature persane proprement dite. Elle occupe, dans la page verticale du texte, une petite section horizontale bien encadrée, tandis qu’ultérieurement le texte disparaît complètement, se réduit à quelques vers ou ne remplit plus qu’une partie de la surface, n’étant plus qu’un élément de l’image verticale […]. Dans ces premières images, il s’agit d’exposition et non pas encore de récit : de figures et de signes posés, de manières frontale […], sans création d’un univers imaginaire […]. » (Youssef Ishaghpour, La Miniature persane - Les couleurs de la lumière : le miroir et le jardin, Tours, Farrago, 1999, pages 13-14).
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Alexandre le Grand conversant avec l'arbre waq-waq, page du Shâhnâmeh Demotte, vers 1335, Tabriz. Washington, Freer Gallery of Art.
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Dans les années 1330, est réalisé à Tabriz le Shâhnâmeh dit « Demotte » (du nom du marchand d’art parisien qui le dépeça pour le vendre plus cher). Ce manuscrit fut commandé par les Ilkhanides, qui cherchaient probablement à inscrire leur histoire dans l’histoire de la Perse et à légitimer ainsi leur pouvoir. Il comporte quelques scènes stéréotypées (scènes de chasse, banquets...), mais aussi beaucoup de scènes complexes : elles n’ont plus seulement pour fonction d'illustrer le texte, elles nécessitent d'être interprétées.
Voici une miniature représentant Alexandre le Grand (356-323 av. J.-C.), considéré par les Perses comme un héros, bien qu’il ait conquis leur territoire. Visitant l’Inde, Alexandre apprend l’existence d’un arbre pouvant prédire l’avenir. L’arbre waq-waq (arbre mythique dont les fruits se transforment en têtes humaines ou animales hurlant « waq-waq ») lui annonce sa mort prochaine, loin de sa terre natale.
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Lamentations sur le tombeau d’Alexandre le Grand, page du Shâhnâmeh (Demotte) de Ferdowsi, Tabriz, vers 1335. Washington,
Freer Gallery of Art.
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Cette miniature tirée du Shâhnâmeh de Demotte représente une scène de deuil : la mort d’Alexandre le Grand. Selon Ferdowsi, après sa mort, Alexandre aurait été transporté de Babylone à Alexandrie. Il aurait ensuite été enterré dans la plaine, au crépuscule, entouré de 10000 hommes en deuil, grecs et persans. Mais l’artiste propose une autre vision de l’histoire. Il situe l’enterrement dans un palais ; le cercueil du défunt est placé sur une plateforme, comme on le faisait pour les empereurs chinois, encadré par quatre candélabres, comme dans la tradition islamique. Derrière le cercueil se trouve Aristote, maître à penser du roi défunt ; au-devant, prostrée, sa mère, qu’on entendrait presque hurler de souffrance ; de dos, un groupe de femmes s'arrachent les cheveux ; sur les côtés, des hommes dont le drapé du vêtement rappelle l’art byzantin, ont les cheveux défaits en signe de deuil. Dans la sourate de la Caverne, le Coran décrit Alexandre comme « maître des deux mondes », monde d’ici-bas et de l’au-delà ; Alexandre est célébré comme un héros spirituel. Le poète Nezâmi (1140-1209) le présentera d’ailleurs comme un conquérant parti à la conquête de l’immortalité de son âme.
L’œil des spécialistes : « La miniature est solidaire d’un texte et […] ne doit pas en être séparée ; l’illustration, même dans le processus d’exécution, n’est pas une fin en soi, mais elle s’intègre et complète la partie texte […]. Texte et image s’éclairent l’un l’autre en une symbiose qui n’a peut-être pas d’équivalent dans l’art occidental. » (Giovanni Curatola et Gianroberto Scarcia, op. cit., p. 200).
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Combat de Houmây et Houmâyoun, page des poèmes de Khwaju Kermani
(1280-1352), Djouneyd, Bagdad, 1396. Londres, British Library.
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Après les Ilkhans, la Perse se scinde en une multitude de petites principautés locales : Mozaffarides dans le Fars (1356-1393), Djalâyerides en Perse occidentale (1360-1410)... Ces principautés se cherchent une légitimité. Beaucoup de princes se veulent les héritiers de la Perse ancienne et commandent leur Livre des rois enluminé. En quelques décennies, entre 1350 et 1400, la miniature évolue, en particulier chez les Djalâyerides (Tabriz, Bagdad).
Voici une œuvre de Djunayd, réalisée à Bagdad en 1396. Le prince persan Houmây est à la recherche de la princesse chinoise Houmâyoun. Il tombe sur elle mais ne la reconnaît pas car elle est déguisée en soldat. Il la combat donc et c'est seulement lorsque Houmâyoun enlève son casque qu'il la reconnaît. On trouve dans la miniature ci-contre des motifs récurrents et notamment une scène circulaire. Une composition en spirale fait circuler l’œil autour de la page (du haut à gauche vers le bas, puis en remontant) et dans le même temps le détache de la périphérie et le guide vers le centre de la spirale, point focal de la peinture. La structure en spirale peut faire naître un mouvement simultané, vers l’intérieur comme vers l’extérieur, mouvement qui peut se poursuivre à l’infini dans les deux directions (cf. Zahra Abdollah, Hasan Bolkhari Ghehi, “Aesthetic of Color and Connotations of Spiral Structure” (An Assessment of Medieval Persian Miniature), International Journal of Arts, Vol. 4 No. 1, 2014, pp. 17-23).
L’œil du spécialiste : « Encore une fois, arbres et oiseaux en vol cernent l’action. […] Un torrent, au premier plan, poursuit un cours sinueux, une de ses rives bordée de fleurs, l’autre, la plus proche du spectateur, flanquée de rochers qui s’avancent jusqu’à la marge inférieure. » (Basil Gray La peinture persane, Genève, Éditions d’Art Albert Skira, 1961, page 51).
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Les noces de Humây et Humâyoun, page des poèmes de Khwaju Kermani
(1280-1352), Djouneyd, Bagdad, 1396. British Library, Londres.
Djouneyd a inséré sa signature dans le cadre de la fenêtre
au-dessus de la princesse. C'est la première fois qu'un peintre
de miniatures signe une œuvre.
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Voici une autre miniature de Djunayd, exécutée à Bagdad en 1396. Elle décrit les noces du prince Houmây et de la princesse Houmâyoun. Les personnages sont petits, les couleurs explosent. L'ensemble est étranger au naturalisme : pas d'effet d'ombre et de lumière, pas de perspective, les visages sont standardisés. Pour comprendre ce choix esthétique, il faut étudier la question de l'image dans l'islam : s'il n'y a pas d'interdit total, il y a une méfiance.
L’œil du spécialiste : « en produisant des images ressemblantes, les hommes s'attribuaient une puissance qui n'appartenaient qu'à Dieu : celle de créer la vie. Ainsi, et en tous les cas, la relation à l'image impliquait donc, en abîme, un rapport à Dieu : soit l'image avait le sens de l'idole, soit l'artiste s’appropriait la puissance divine de la création. C'est donc en connaissance de cause sur les pouvoirs magico-mythiques et religieux de l'image qu'il y a eu, en Islam, sinon un total interdit, du moins une méfiance et la nécessité d'un écart. De là, en Islam, l'obligation d'insister sur le caractère non ressemblant, non vivant des figures, sur leur petitesse et leur fonction de marionnettes et de poupées, et la nécessité de rendre évidente la dimension purement d'image et d'imaginaire de chaque image, pour qu'il soit manifeste qu'il s'agit d’image, ni imitant la vie, ni sacrée mais ornementale et gratuite et en quelque sorte par jeu : ce qui détermine bien l'essence purement esthétique de la miniature persane, même si cette esthétique, en tant que miroir de la beauté, possède un sens mystique, ce sens n'est d'aucune manière lié à des figures ou à une histoire. » (Youssef Ishaghpour, op. cit., pages 35-36).
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Bahram Gour tuant le dragon, page du Shâhnâmeh, Chiraz, 1370.
Istanbul, Topkapi Saray.
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La miniature évolue aussi à Chiraz.
Voici une miniature tirée d'un Shahnâmeh de 1370. Bahrâm Gour, fils de Yazdeguerd Ier, monarque sassanide tyrannique, est élevé en Arabie, sur le conseil de sages qui ne veulent pas qu'ils reçoivent les mauvais conseils de son père. Bahrâm Gour est un excellent tireur. Un jour, alors qu'il est à la chasse, il aperçoit un dragon féroce qu'il tue. Lorsqu'il ouvre ses entrailles, il découvre le corps d'un jeune homme.
L’œil du spécialiste : « Nous abandonnons complètement les paysages naturalistes de la première moitié du siècle et pénétrons dans l'univers conceptuel qui servira de cadre aux chefs-d’œuvre de la peinture persane pendant deux cent cinquante ans. [...] Les différents éléments de la composition sont des symboles et non plus des motifs décoratifs [...]. Jusqu'ici, la miniature avait trop fidèlement emprunté ses conventions à des modèles fournis par les rouleaux horizontaux de la Chine et par de grandes peintures murales, qui n'étaient pas conçues en fonction du format d'un livre ; d'où une tension, un déséquilibre permanent et très net entre l'action et son décor, chacun des deux exigeant plus qu'il ne pouvait lui revenir. Il fallait souvent regarder la miniature de très loin pour bien la voir, solution aberrante pour l'illustration d'un texte. [...] Maintenant, au contraire, on abandonne cette attitude fondée sur la vue pour un monde d'illusion qui s'offre au spectateur comme l'univers d'une scène de théâtre. [...] [Ici], le dragon qu'attaque Behram Gour n'est plus la bête monstrueuse et ruisselante du Châhnâmeh Demotte, mais une apparition d'un bleu azur, redoutable parce que d'un autre monde, image vivante de la tension, sinistre avec sa crinière noire. On fait dès lors appel aux qualités formelles de la couleur bien plus qu'à son pouvoir de représentation. » (Basil Gray, op. cit., page 64).
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Bahrâm Gour dans la chambre aux sept portraits, page du Khamseh
de Nezâmi, 1410. Lisbonne, Fondation Calouste-Gulbenkian.
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A Chiraz, la peinture se perfectionne d'autant plus qu'elle est placée sous le patronage du gouverneur turkmène Pir Budâq Qara Qoyounlou (dynastie des « Moutons noirs ») au début des années 1450. Grand mécène de l'art du livre, il vient avec des artistes qui œuvraient auparavant à Hérat. La ville sera ensuite contrôlée par les Aq Qoyounlou (dynastie turkmène des « Moutons blancs »). En conflit avec les Timourides (1369–1507), ces deux dynasties contrôlent le centre et l'ouest du plateau iranien.
Voici une miniature illustrant un Khamseh de Nezâmi, datant de 1410 et peinte à Chiraz. Le roi Bahrâm découvre dans une salle de son palais le portrait de sept princesses venant de l'Inde, de Byzance, de Chorasmie (Asie centrale), des pays slaves, du Maghreb, de Chine et de Perse. Selon les astres, ces princesses lui sont toutes destinées. Il fait donc construire pour chacune un pavillon (d'où le titre de l'œuvre, Le Pavillon des sept princesses). Chaque jour de la semaine, il va voir l'une d’elles.
L’œil du spécialiste : « On sait que dans "ce qui est l’une des œuvres les plus sophistiquées de la littérature mondiale d’image et d’ambiance, Nezâmi présente des événements de la terre comme métaphysiquement plein de sens et symboliques du domaine supérieur auquel l’homme appartient par les désirs ardents de son âme" (Grunebaum). Ici, rêveur, Bahrâm Gour [à gauche, accompagné d'un suivant] regarde les images : les sept princesses deviendront ses fiancées pour lesquelles il construira sept palais de couleurs diverses, où, dans d'autres miniatures, il passera chaque jour de la semaine pour s'entretenir d'une histoire différente. Cette miniature est donc une image à propos d'autres images, du désir et du rêve qui naissent des images, et de cette identité, grâce au miroir de l'image, entre ici et une autre réalité, et de cette indifférence, dans le monde de l'image, entre la figure et l'ornement. En cela consiste "la magie" de la miniature persane : d'une intégration de l'image et de l'ornement, et d'un désir que l'image engendre et qu'elle comble, en même temps. » (Youssef Ishaghpour, op. cit., page 16).
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Ispahan © Miniatures persane, 2015
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La miniature obéit à des règles qui ne sont pas celles d’un art figuratif représentant le monde tel qu’il est. L’enjeu n’est pas la pure illustration du visible mais le cheminement du visible au caché. Youssef Ishaghpour fait la comparaison suivante : « Dans la cour des grandes mosquées d'Ispahan, un grand bassin reflète la coupole du ciel, mais aussi les murs qui, perdant ainsi leur matérialité, rencontre l'image du ciel dans l'eau : il ne s'agit pas de présence matérielle et réelle [...] mais du miroir et du reflet d'une lumière renvoyant à la transcendance, et c'est à partir de cette différence qu'il faut comprendre ce qui distingue l'image peinte en Occident de l'image dans la miniature persane. » (Youssef Ishaghpour, op. cit., pages 36-37).
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Majnoun dans le désert avec les animaux, page du Khamseh de Nezâmi,
Hérat, 1490. Londres, British Library.
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Sous les Timourides (1369–1507), l'art de la miniature parvient à son apogée. L'un des pôles culturels de l'époque est Hérat (Afghanistan actuel). L'atelier-bibliothèque de la ville est créé par Bâysunqur (mort en 1434), petit fils de Tamerlan (1336-1405), gouverneur bibliophile et excellent calligraphe. Il fait venir de l'ouest de la Perse les meilleurs calligraphes, peintres et relieurs.
Voici une miniature illustrant le Khamseh de Nezâmi, exécutée à Hérat en 1490. Progressivement, on prend l’habitude de peindre des éléments au-delà des limites du cadre. À droite, des arbres desséchés et des animaux terminent un demi-cercle dont le bord gauche s’appuie sur le cadre. La composition, circulaire, mord sur la marge.
L’œil du spécialiste : « La miniature persane est décentrée et n'implique donc aucun pouvoir du cadre, qui avec ses coordonnées définirait un espace dans ses structures. Pour elle, le cadre constitue l'un des éléments importants de l'organisation harmonieuse et ornementale de l'image, comme l'est, un peu, le tétracorde dans la musique persane, le point de départ du développement de la mélodie qui la déborde constamment, comme la mélodie elle-même devient la base de l'improvisation et de l'exubérance ornementales. » (Youssef Ishaghpour, op. cit., page 23).
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Réception à la cour du Caire, page du Boustan de Sa'di, Behzâd,
Hérat, 1488. Bibliothèque nationale du Caire.
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C'est à Hérat que le célèbre peintre Kamâl al-Din Behzâd (vers 1450 - vers 1535) déploie tout son art avant de se mettre au service du roi safavide Tahmâsb (1514-1576).
Voici une double page peinte par Behzâd pour illustrer le Boustan du poète Sa'adi (1184-1283 ou 1291). Une silhouette de domestique ouvre une porte ; le peintre indique ainsi que l’espace est clos, sans pour autant nous empêcher d’y rentrer, puisque nous avons une vue plongeante sur l’espace. Behzâd travaille ses « cadres » : on entre par un endroit, on sort par un autre, les cadres s’emboîtent permettant au regard de circuler.
L’œil des spécialistes : « La réception à la cour du Caire présente dans la partie gauche deux personnages conversant sur un tapis [...], alors que sur la terrasse — habilement entourée d'un mur et d'une tour hexagonale vue en perspective — des musiciens et des serviteurs, placés face à eux, préparent la fête dont on perçoit l'atmosphère d'excitation et d'attente mêlées. Sur la page de droite, une grande terrasse [...] s'ouvre sur un paysage de grands arbres et de colline verte et fleurie, sur laquelle des personnages dansent, boivent et dégustent les mets que des serviteurs leur apportent. Le portail de droite, décrit de façon très réaliste et en détail, est splendide : de la porte entrouverte sort un serviteur menaçant un visiteur qui veut se faufiler dans la fête sans y avoir été invité. C'est précisément ce mélange délibéré de classicisme, de descriptions presque réalistes, de croquis ironiques et d'instants de vie quotidienne qui rendent l'œuvre de Behzâd unique. » (Giovanni Curatola et Gianroberto Scarcia, op. cit., pages 208-209).
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Shâhnâmeh de Shah Tahmâsp, prologue.
Téhéran, Musée d’Art contemporain.
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Au début du XVIe siècle, les Safavides prennent le pouvoir. Dans un premier temps, ils fixent leur capitale à Tabriz. Le peintre Soltân Mohammad, qui travaillait pour la dynastie des Aq Qoyounlou (dynastie turkmène des « Moutons noirs »), et après lui Behzâd sont nommés à la tête du ketâbkhâneh de la ville. S'y trouvent également les artisans qui travaillaient pour les Aq Qoyounlou. Dans les premières années du règne safavide, Tabriz se distingue peu : le fondateur de la dynastie, Shah Ismâ'il (1487-1524), s'occupe surtout de consolider son pouvoir. Il commande néanmoins un Shâhmnâmeh, qui ne sera jamais terminé. Les miniatures de ce manuscrit conservent un style turkmène : exubérance des personnages, profusion d'éléments, intensité des couleurs.
Les peintres commencent à avoir leur style propre sous Shah Tahmâsp (1514-1576). Le souverain avait passé son enfance à Hérat et se passionnait pour la peinture, qu'il avait étudiée sous la direction de Soltân Mohammad. Le livre le plus connu de cette période est le Shâhnâmeh dit de Tâhmâsp. Sa fabrication s'est probablement étalée sur une douzaine d'années, entre 1520 et 1540, sous la direction de trois artistes : Soltân Mohammad, chef de file de l'école safavide, puis Mir Mosavver, et enfin Aqa Mirak. On trouve aussi dans cet ouvrage la patte de Doust Mohammad, Behzâd, Mirzâ 'Ali (fils de Soltân Mohammad), Mir Seyyed 'Ali (fils de Mir Mosavver) et 'Abd al-Samad.
Le Shâhnâmeh de Tahmâsp comporte 258 miniatures. Il fut offert au sultan Selim II, en 1568. Craignant en effet que les Ottomans n'envahissent la Perse après la mort de Suleiman le Magnifique (1494-1566), une ambassade fut envoyée auprès du Sultan. Parmi les cadeaux figurait le Shâhnâmeh de Tahmâsp. Le livre quitte donc la Perse. Mais il est à l'abri chez les Ottomans pendant trois siècles. L’ouvrage reste intact jusqu’à ce qu’il parte de la collection du baron de Rothschild, au milieu du XXe siècle. Il est ensuite démembré par un bibliophile américain, devenu président du Metropolitan Museum of Art (Arthur A. Houghton Jr).
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Zâl est aperçu par une caravane, page du Shâhnâmeh de Shah Tahmâsp,
Tabriz, 1524-1539. Arthur M. Sackler Gallery, Smithsonian Institution.
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Voici l'une des plus belles œuvres du Shâhnâmeh de Tahmâsp. Elle fait référence à l'histoire mythique de Zâl. Bébé, Zâl est abandonné par son père, car il est albinos (signe interprété comme démoniaque). Un jour, le Simorgh, oiseau fabuleux, entend pleurer l'enfant. Il le prend dans ses serres et l'emmène dans son nid, au sommet d'une montagne, où il l'élève. Quelque temps plus tard, une caravane passe, et les passagers aperçoivent le petit dans le nid de l'oiseau.
L’œil du spécialiste : « L'épisode qui a suscité l'un des plus grand chefs-d'œuvre du Shâh-Nâmeh de Shâh Tahmâsp est à peine décrit par Ferdowsi. Il tient en deux couplets, calligraphiés au-dessus de l'image :
Le jeune enfant chétif prit des forces
Des caravanes passèrent au pied de cette montagne
Un homme accompli s'avança, pareil à une pousse de cyprès
Le buste [puissant] comme une montagne d'argent,
la taille [fine] comme une rose.
« C'est peu pour inspirer le paysage enchanté où, parmi des pics rocheux qui s'inclinent dans tous les sens, des ours s’amusent, deux perdrix caquettent et une antilope [...] et sa femelle regardent paisiblement.
Dans les airs, le Simorgh apporte des proies au jeune Zâl, albinos, effectivement devenu un solide gaillard sur fond de ciel inondé de la lumière de gloire.
C'est la beauté du monde, avec sa cruauté et ses surprises, qui prennent l'homme au dépourvu, que le peintre chante ici. Le rythme extraordinaire qui fait frémir les rochers, qui fait ployer les arbres et vibrer les plumes flamboyantes du Simorgh accentue le lyrisme de cette alléluia au monde visible et invisible, aux "deux mondes" selon l'expression coranique. » (Assadullah Souren Melikian-Chirvani, Le Chant du monde, L’art de l’Iran safavide 1501-1736, Paris, Musée du Louvre Éditions, 2007, page 184).
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Le conte de Haftvâd et du ver magique, page du Shâhnâmeh
de Shah Tahmâsp signé par Doust Mohammad. Toronto, Aga Khan Museum.
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Voici une autre page du Shâhnâmeh de Tahmâsp, signée Doust Mohammad (en bas, au centre).
Un jour, la fille de Haftvâd, homme pauvre vivant à Kojârân, trouve un vers dans une pomme. Elle le nourrit et chaque jour elle peut ainsi filer davantage de fil. Le ver devient énorme et enrichit la famille. Le roi Ardashir, fondateur de la dynastie des Safavides, est mécontent de cette indépendance gagnée. Il pénètre dans la ville déguisé en marchand et donne du plomb au vers, qui meurt. Il reprend ainsi le contrôle de la ville.
L’œil du spécialiste : [Dust Mohammad] a tiré prétexte d'une trame ténue pour construire une composition savante qui doit tout à son imagination. [...]
Dust Mohammad a choisi de faire de "la ville de Kojârân" mentionnée plus haut dans le récit, la pièce centrale de sa composition. Un palais royal dont l'entrée est voûtée en coupole couverte de briques turquoise apparaît derrière le portail qui ouvre les remparts. [...]
Tout ce que le peintre retient du récit apparaît au premier plan. La fille de Haftvâd en robe rouge tient à la main la pomme dont un long ver s'échappe. Sa quenouille est posée devant elle. Trois autres jeunes femmes s'occupent également à filer. Le reste est de l'invention de Dust Mohammad. L'anecdote n'est qu'un prétexte dont use le peintre pour célébrer la beauté d'une ville du XVIe siècle sans doute imaginaire, et la sérénité de l'existence qui s'y déroule.
La composition qui suit un ordre descendant savant porte la marque de l'héritage de Herat. C'est un pur chef d'œuvre qui suffit à lui seul à expliquer la haute réputation de Dust Mohammad. » (Assadullah Souren Melikian-Chirvani, op. cit., page 238).
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Keyomars, souverain du monde, page du Shâhnâmeh de Shah Tahmâsp
attribuée à Soltân Mohammad, Tabriz, 1524-1539. Toronto,
Aga Khan Museum.
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Voici une œuvre de Soltân Mohammad. Le peintre fait la fusion des Écoles de Hérat et de Tabriz.
Keyomars, premier roi de Perse, gouverne un monde idéal où hommes et animaux vivent en paix. Un jour, son fils Siâmak et son petit fils Housheng apprennent qu'Ahriman, esprit démoniaque, a fomenté la chute de l'homme...
La composition est circulaire. En bas, se trouve l'habituel ruisseau ; sur les côtés, sont plantés des rochers desquels ressortent des visages humains et des animaux. Une foule de personnages se tient en demi-cercle autour d'un paysage paradisiaque très vert, dans lequel coule une cascade. En haut, ont été peints un ciel doré et des nuages à la chinoise ; au centre, se trouve Keyomars.
Le peintre Doust Mohammad est admiratif de l'œuvre de son contemporain : « [Il] fait parvenir l'art figuratif à deux dimensions à un point tel que le ciel, en dépit de ses mille yeux, n'a rien vu de tel », écrit-il.
L’œil du spécialiste : « L'image répond au texte sans l'"illustrer". La lumière d'or qui emplit le ciel mais aussi l'ordonnance harmonieuse du paysage font écho au couplet calligraphié au sommet à droite […] :
Quand le soleil parvint dans la Maison du Bélier
Le monde fut emplit de gloire, de beauté et d'éclat
Il brilla de telle façon de la Maison du Bélier
Que l'univers par lui soudain redevint jeune.
[...] Au couplet calligraphié au-dessus de l'image répond l'image de Geyomars, logé dans une grotte irréelle. [...]
Quand Geyomars du monde devint le régent
Il prit d'abord sa place au sein de la montagne
[...] Soltân Mohammad tient compte des notations générales du poème, qui sont énoncées sans contexte descriptif, et construit alentour une image complexe qui introduit de multiples nuances. Les nuages stylisés [...] traduisent l'image littéraire du "nuage du Nouvel An" [...] appelé encore "nuage de Neysân" [...] ou simplement "nuage du printemps" [...]. La verdure des plantes évoque également le printemps comme elle le fait en poésie. Le peintre signifie donc que la scène se situe au nouvel an. Il amplifie ainsi le thème de Ferdowsi en faisant de l'apparition de Geyomars et de sa cohorte vêtue de peaux de léopard le printemps de l'univers avec la naissance du nouvel ordre de la société humaine. » (Assadullah Souren Melikian-Chirvani, op. cit., pages 60-62).
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Nouchirvan et les chouettes, page du Khamseh de Nezâmi, Mir Mosavver,
Iran, 1539-1540. Londres, British Museum.
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Le Khamseh, ensemble de cinq poèmes écrits par le poète persan Nezâmi (vers 1141-1209), a été abondamment illustré. Ci-contre, une page d'un Khamseh copié entre 1539 et 1543. L'ouvrage contient dix-sept miniatures, dont quatre sont postérieures à la période (ajouts). L'une d'entre elle, la première, est signée Mir Mosavver (la signature se situe dans la partie blanche du palais en ruine).
Parti à la chasse, le roi Khosrow aperçoit deux chouettes dans un village en ruine. Il demande à son vizir, qui comprend leur langage, de lui traduire ce qu'elles disent. L’œil du spécialiste :
« Le peintre n'a pas représenté un village, mais un palais, et, ce faisant, il a émis un commentaire par l'image sur le texte de Nezâmi. Bien qu'il n'en montre qu'une partie, l'artiste fait clairement apparaître que la construction est hexagonale. Or, l'hexagone est l'une des métaphores de l'univers. Le palais hexagonal en ruine représente l'"univers ruiné" [...], expression courante en littérature pour signifier le monde contingent dans sa dureté […].
Le souverain à cheval montre du doigt le palais ruiné qu’est le monde, mais, comme il est lui-même roi du monde en tant que souverain, selon la tradition iranienne, qui salue en tout roi de l’Iran le roi du monde, c’est son propre royaume qu’il contemple. Le discours de la chouette que lui traduit le maître ésotérique lui en dit ainsi le caractère éphémère. » (Assadullah Souren Melikian-Chirvani, op. cit., page 67).
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La sorcière Anqarut attache Malik Iraj à un arbre, page du Hamzanâmeh,
artiste inconnu, cour moghole, 1562-1577. Londres, V&A Museum.
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Après les années 1540, Shah Tahmâsp semble se désintéresser des arts et se montre de plus en plus dévot. Il a probablement aussi des préoccupations d’ordre politique. Les conséquences de ce désintérêt pour la peinture sont nombreuses.
Des artistes du ketâbkhâneh de Tabriz quittent la Perse pour aller exercer leur art à Kaboul puis en Inde, à la demande du souverain moghol, Houmâyoun (1508-1556). C'est le cas de Doust Mohammad, de Mir Mousavver, de Mir Seyyed 'Ali et de 'Abd al-Samad. Le Shâh, qui aurait dissous l'atelier royal, ne s’y serait pas opposé. Houmâyoun était un amateur de peinture ; il avait découvert l'atelier de Tabriz lors d'une période d'exil en Perse.
Après la mort de Houmâyoun, son fils Akbar, qui avait été initié à la peinture par les grands maîtres au cours de son enfance, nomme à la tête de son atelier royal Mir Seyyed 'Ali et 'Abd al-Samad. Sous leur direction est illustré le Hamzanâmeh (vers 1562-1577), relatant les aventures d'Amir Hamza, oncle paternel du Prophète. Il s'agit d'un manuscrit comportant 1400 peintures (moins de 200 ont été conservées), réparties sur 14 volumes. Quinze années ont été nécessaires pour l'achever.
Au fil des années, naît un style "indien", dont le développement reste à étudier.
Voici une peinture montrant la sorcière Anqarut déguisée en belle femme, espérant séduire le roi Malik Iraj qu’elle a capturé et attaché à un arbre.
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